Ce matin les vagues frappent fort la falaise d’où je m’éveille d’une nuit bien à l’abri dans une cavité, le bec enfoncé dans mon petit nid douillet.
Le vent siffle et c’est à peine si j’ose mettre le bec dehors. De bas nuages presque noirs courent telles des sorcières sur un fond de ciel tout gris.
Je me risque à allonger le cou hors de mon refuge et une brusque rafale me met les plumes en éventail ! On dirait que je sors de mon lit, ce qui est le cas.
L’écume des vagues blanchit une Méditerranée en colère et la paroi rocheuse semble résonner des assauts du ressac.
Quelques congénères et des mouettes volent en contre-bas et se risquent à plonger ; il faut bien se nourrir et où trouver le poisson ? Pas le choix donc.
Le vent forcit et hurle comme un loup. On dirait que le ciel est en train de descendre pour fusionner avec les flots. L’aube cède la place à un crépuscule précoce.
Du haut de mon aire d’observation une chose attire mon attention et confirme l’impression d’une petite voix intérieure qui me dit de ne pas quitter la mer de mes yeux perçants.
Une petite tache sombre apparaît puis s’efface au gré des vagues tumultueuses. Un petit bateau ; ce n’est certes pas un géant des mers vu sa taille, d’ailleurs ils croisent beaucoup plus au large. C’est un petit chalutier surpris par une météo changeante et inattendue. Le Golfe du Lion est coutumier de ces brusques évolutions météorologiques qui mettent en péril tant de marins et leurs navires.
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Je ne sais pas pourquoi je suis sur Terre ; je devrais plutôt dire dans les airs, mais parfois je ressens en moi les âmes des marins disparus, matelots ou capitaines de cette portion de côte du pays catalan. De cette France du Sud-Est à l’Espagne du Nord-Est, la Côte Vermeille comme l’appellent les êtres à deux jambes dotés d’une belle intelligence il paraît… Enfin pas toujours et pas tous.
Il est des jours où j’ai la grosse tête, je me prends pour un sauveur. J’arrive à prévenir d’un danger que je vois venir, ou que je pressens, avec mes cris stridents et mes acrobaties au ras des embarcations ou des écueils. Si parfois l’on me prend pour un oiseau fou, les bipèdes les plus intelligents voient en mes pitreries un signe envoyé par le ciel ; oui effectivement ils ne se trompent pas, je viens bien de là.
Lorsque mon alerte est bien comprise et tout danger écarté, Ô Dieu des oiseaux marins, que je suis heureux ! Alors je me mets à virevolter, à crier si fort que je débouche les oreilles des malentendants à une lieue à la ronde.
Si j’échoue malgré tous mes efforts, le cœur meurtri je viens me réfugier dans mon nid et je pleure. Oui ça peut verser des larmes un goéland.
La seule certitude que je peux avoir dans ma courte vie, de cela j’en ai l’intime conviction, c’est que ce n’est pas dû au hasard le fait que je sois le plus haut perché sur cet à-pic et que les autres oiseaux de mon espèce m’accompagnent instinctivement dans tout ce que j’entreprends. Je ne vais pas dire m’obéissent aveuglement car je n’ai jamais eu besoin de donner d’ordres ; pourtant je sais que si je le faisais ils les exécuteraient au péril de leur vie.
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Cette petite tache que je ne vois que par intermittence m’inquiète de plus en plus. Elle se rapproche de la côte et dans cette direction n’existent ni port ni anse, aucun abri où se réfugier en cas de gros temps. C’est l’endroit où viennent plonger les Pyrénées, frontière naturelle entre deux pays dans le partage des hommes sur une planète ouverte à tous vents ; quelle idée !
La visibilité n’est pourtant pas si mauvaise et les instruments de bord devraient indiquer le bon cap à suivre. Le petit chalutier aurait-il une avarie moteur ou de gouvernail ? Qu’importe, l’heure n’est pas à se poser des questions, il file droit se drosser contre les rochers au pied de ma falaise.
S’il faut agir vite il faut le faire intelligemment. La force des éléments ballotte cette coquille de noix comme dans une lessiveuse et la rapidité des événements fait que le danger devient imminent. Les vagues combinées au vent ne laissent aucune place au doute, ce fétu de paille dans quelques minutes va s’éclater contre la côte entraînant très certainement la mort dans son naufrage.
Comme dans certains cas désespérés je ne vais pas opérer seul, je rameute par mes appels tous les goélands présents et nous sommes assez nombreux pour répandre un tel raffut que l’on ne va pas passer inaperçus.
Entre le pauvre chalutier et les premiers rochers nous formons un nuage blanc tourbillonnant et sonore afin d’être vus au maximum. Malheureusement ce qui n’est plus à présent qu’un frêle esquif ne dévie pas sa route d’un degré, emporté vers une fin tragique.
L’équipage n’est plus maître de son destin, alors à qui doit-il s’en remettre ?
Nous voyons bien que tous nos efforts à tire d’ailes et gorge déployée ne servent à rien mais n’abandonnons pas. Une vedette rapide de la SNSM dont la couleur orange est bien reconnaissable arrive à toute vitesse sur l’arrière du chalutier mais semble le chercher.
Quelques-uns d’entre nous décidons de faire des allers et retours entre la vedette et le chalutier en perdition pour montrer aux secours la direction à suivre. Hommes avertis de la mer, il n’a pas fallu longtemps pour qu’ils décodent notre message. Nous reprenons espoir, et l’espoir d’un goéland, ce n’est pas rien !
Un cordage de nylon tressé est lancé depuis la vedette qui ne peut s’approcher assez du navire en détresse et le filin salutaire tombe à l’eau. Un deuxième essai, puis un troisième tout aussi infructueux pendant que l’issue fatale semble de plus en plus inévitable.
Évidemment la quatrième tentative se solde également par un échec. Cervelle de moineau mais cervelle quand même, je plonge pour récupérer le filin avant qu’il ne s’enfonce trop profondément. Je ne suis pas un sous-marin, pourtant j’en ai vu des marins soûls mais l’heure n’est pas aux calembours.
Le cou enfoncé dans cette écume de vagues je le saisis à plein bec ; franchement j’aurais préféré un bon poisson ; ce sera pour plus tard.
De toute la force de mes ailes je parviens à prendre de la hauteur. Lutter contre la pluie et le vent, le poids de la ligne de survie qu’il me faut absolument remettre dans les mains d’un membre d’équipage du chalutier n’est vraiment pas une chose aisée ; c’est que je vais y laisser des plumes moi !
Le cordage se fait plus léger avec l’aide de trois de mes amis au bec jaune qui ont pu capturer ce lien salvateur, merci à eux.
Une féroce bataille se livre entre nous et les bourrasques mais il ne pourra y avoir qu’un vainqueur et ce sera nous ! Vaincre ou périr telle est aussi notre devise.
Enfin parvenus au-dessus du petit chalutier, nous ouvrons nos becs et le filin tombe aux pieds d’un membre d’équipage sur le pont qui nous avait vu arriver et qui vite s’en saisit.
Lorsque je dis qu’il nous avait vu arriver… Imaginez-vous être à sa place ; une lignée de quatre volatiles avec un filin entre leur bec, luttant contre le mauvais temps, arrivant droit sur vous ! Un tel spectacle dans des instants aussi dramatiques, mais quelle vision fantasmagorique !
Vous auriez vu son regard éberlué, interloqué, médusé… Ce dernier adjectif dans un univers aquatique sied parfaitement.
Sa stupéfaction passée il se presse d’arrimer son bateau avec ce lien providentiel tombé du ciel, c’est le cas de le dire.
En arrière toute ! La vedette de sauvetage met en œuvre toute la puissance de ses moteurs pour freiner la course folle du chalutier.
Le cordage se tend, va-t-il tenir bon et ne pas rompre ?
Il n’y a que le vrombissement des moteurs de la vedette SNSM qui couvre le bruit du vent, ceux du chalutier sont muets. J’ai compris à présent ; le bateau qui n’a plus aucune énergie n’est plus livré qu’à son sort.
Doucement pourtant il ralentit et à moins d’une centaine de mètres des premiers étocs, nos deux bateaux commencent une lente mais inflexible marche arrière.
A bout de forces par notre contribution au sauvetage et sachant les marins hors de danger, chacun de nous rejoint son aire pour reposer ses ailes. Surtout ne pas tomber d’épuisement dans une eau aussi peu hospitalière où l’on y laisserait notre vie à coup sûr.
Du haut de mon belvédère je peux observer la vedette orange faire demi-tour, entraînant dans son sillage le petit chalutier dont vraiment je ne verrais que l’aspect sombre de sa coque sans en avoir déterminé sa couleur, avant que les deux ne disparaissent à ma vue derrière ma falaise.
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Aujourd’hui je n’aurais pas à accueillir les âmes de nouveaux marins péris. Elles me pèsent parfois mais chacun d’entre nous ne peut qu’accepter et se plier à sa destinée.
La vie est jalonnée de victoires et de défaites, de doutes mais peu de certitudes. On avance, on trébuche, tombe et pourtant on doit toujours se relever, ne jamais faillir. Est-ce pour nous qu’il faut avoir cette attitude ou pour ceux qui attendent quelque chose de nous, une aide, un espoir, un phare dans leur nuit, que sais-je encore… Quelques acrobaties dans le ciel du littoral et nos cris pour faire vibrer leur vie.
Oiseaux courageux ces goélands ! Ils méritent tous un bon poisson pour se remettre de leur émotion. Qu’en penses-tu Alain ?
Tu connais la chanson de Damia? Les goélands sont les âmes des marins disparus. C’est doit être pour ça qu’il pleure.
Dernier paragraphe; “ElleS me pèsent”. Difficile de voir toutes ses fautes…
D’autres chapitres viendront peut-être…
Magnifique histoire. On ne verra plus les goélands de la même manière😉