Les contes du goéland -2. La brume – Alain Salvador

La brume peu à peu envahit l’abri qui m’a vu éclore, tout en haut de cette falaise d’où je me suis élancé la première fois dans un vide qui me terrifiait. Un petit asile dans la montagne où mes petits ont cassé leur coquille pour voir le jour avant de s’envoler vers leur destinée. Oh pour la plupart ils ne sont pas partis bien loin, je les reconnais encore parmi les autres goélands et parfois nos ailes se rencontrent dans le tourbillon de la vie, et les courants ascendants.

Il faut être deux pour faire des oisillons. Un soir ma compagne n’est pas rentrée au nid et depuis je niche seul. Je ne sais pas ce qui lui est arrivé ; on ne peut jamais savoir avec certitude ce qu’il advient de nos congénères. On dit qu’ils ont volé bien trop haut et qu’ils se sont perdus parmi les étoiles.

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Je regarderais bien la mer si je la vois ; rien d’autre qu’un brouillard épais d’où émergent de temps à autre les cris de tous les oiseaux terrestres et marins qui peuplent le littoral. La Méditerranée se serait-elle métamorphosée en un gigantesque nuage ?

Je n’aime pas cette situation. Combien d’éperonnages entre navires, de fracas contre les rochers et même d’échouages sur les plages cela a engendré. D’hommes disparus et de familles éplorées.

Seul le vent pourrait disperser cette brume à l’atmosphère pesante, stressante même.

Je dois rester vigilant tant que cet état de fait perdurera. Si mes yeux ne peuvent percer un tel smog qui n’a rien à envier à celui de Londres, il me reste mon audition. De plus la brume lorsqu’elle est dense transporte bien les sons sans trop les disperser.

C’est le timbre particulier d’une corne de brume que j’entends là ; puis une autre que mon oreille discerne plus faiblement, donc plus éloignée.

Cela me fait penser à un râle lugubre, celui de tout un équipage égaré dans une purée de pois, cherchant son salut dans une réponse afin de trouver un guide à leurs yeux aveugles pour qu’enfin ils retrouvent la lumière du jour.

Le lointain son de corne devient plus audible à mesure que le temps s’écoule, tel un écho de celui qui se trouve au plus près de moi.

Ce qui m’inquiète ce sont les signaux sonores émis par les deux bateaux ; chacun libère un timbre différent, aucune confusion n’est possible. Ils semblent se rapprocher l’un l’autre avec des émissions de plus en plus fréquentes.

Le brouillard… Voici la hantise de tous les marins, du matelot au capitaine, du moussaillon au bosco.

Ces meuglements de cornes leur parvenant aux oreilles, déchirant la brume comme un couteau leur lacérerait le cœur.

La peur aux tripes lorsque irrémédiablement les sons se rapprochent pour n’en former plus qu’un.

La vision d’un bateau fantôme surgissant de nulle part rasant la coque de ce qui pourrait être le dernier refuge les retenant à la vie. Puis s’il survient une secousse suivie de craquements funestes, les cris des marins, le visage défait par la peur.

Je dois intervenir coûte que coûte, pas un instant à perdre mais tout comme la météo mon esprit est un peu trouble ce matin, pas tant heureusement.

Je vais improviser, je le fais souvent d’instinct. Déjà avant de prendre mon envol je me mets à crier pour rameuter tous mes congénères à la ronde.

Planant dans une visibilité des plus réduite, sans cesser de piailler comme certains estivants le disent un peu las de nous entendre, un groupe invisible mais très claironnant se forme rapidement. Je donne le signal en m’égosillant de toute la puissance de ma syrinx et nous fonçons , ailes déployées droit sur les bateaux, guidés pour nos oreilles.

Arrivés au-dessus de ces complaintes nous perdons de l’altitude afin d’y voir un peu plus clairement.

Comme émergeant d’un monde mystérieux, deux silhouettes sombres se dévoilent sur une mer calme, derrière elles une traînée en forme de V pas très évasé, signe d’une vitesse lente.

Une vision cauchemardesque puisque un bâtiment file droit dans le travers de l’autre. Un éperonnage semble inévitable.

Cela me paraît pourtant impossible de nos jours, les humains ont inventé ce qu’ils nomment les radars. Peut-être un de ces instruments de navigation est-il tombé en panne au mauvais endroit au mauvais moment?

Inutile de perdre son temps à cogiter, il faut agir ; au ras des flots, juste devant la proue du navire qui va venir emboutir l’autre, nous ne formons qu’un nuage dense, une tornade d’emplumés criards afin d’attirer l’attention du timonier.

En désespoir de cause, ne voyant pas le petit chalutier changer de cap, tous deux étaient des chalutiers croisant régulièrement dans ces eaux, l’idée me vient de me poser sur la partie la plus haute de l’étrave et de battre des ailes, de tendre le cou le plus long possible et de m’époumoner pour être bien vu et compris de la cabine de pilotage.

Un homme d’équipage vient à ma rencontre, certainement intrigué par mon comportement et voulant voir de près à quoi ressemble un goéland fou. Devant le bateau se déroule le spectacle de mon escadrille toute aussi folle que moi, ou presque ; le marin vient de comprendre et par des grands gestes du bras il fait signe à celui qui tient la roue de gouvernail de changer radicalement de cap.

Je sens le chalutier prendre du gite sur bâbord, à m’en faire perdre l’équilibre. Il ne manquerait plus que je me casse une patte ou une aile, et je serais bon pour la marmite !

Je décide donc de reprendre mon envol sous les yeux effarés des membres de l’équipage, pas besoin de les voir je le ressens tellement.

Réunis au-dessus des deux chalutiers, à travers un brouillard toujours aussi épais, nous regardons ce qui se passe sous nos battements d’ailes. Sa manœuvre terminée, l’arrière du chalutier vient doucement caresser le liston de l’autre bâtiment.

Les cornes de brume se sont tues. Les hommes sur le pont de chaque navire regardent en silence la scène d’un bateau sorti on ne sait d’où, venu d’un autre monde, un univers fabuleux peut-être mais qui n’accorde aucune erreur à l’humain.

Deux navires qui auraient dû se heurter par fortune de mer mais qui s’en sont sortis par la providence ou bien par la chance, de cela personne ne le saura jamais.

Ne pouvant compter que sur notre sens de l’orientation, dans le chant étouffé des cornes de brume qui ont repris leur service, nous regagnons nos aires de repos. Si je suis un des derniers à être rentré à bon port, ce n’est pas trop que je voulais m’assurer que tout danger soit écarté mais je suis exténué, presque à bout de forces. En plus je commence à avoir mal à la gorge d’avoir autant crié.

Je vais me reposer dans mon nid, je n’ai même pas faim, pourtant je n’ai rien avalé encore de la matinée. J’irai plonger tout à l’heure pour attraper un ou deux poissons bien gras. Peut-être le brouillard se sera dissipé, peu importe, là je suis hors service, vidé comme un hareng saur. On dirait que j’ai parcouru dix fois la distance entre Collioure et Cerbères en une seule matinée.

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Le vent s’est levé, la brume s’en est allée plus vite qu’elle n’est venue. Je m’apprête à aller me nourrir mais… Je connais bien ces cris si particuliers des oiseaux de mon espèce et ces tournoiements au-dessus des eaux et de la falaise. Un goéland manque à l’appel, sa famille le recherche.

En fait non, elle sait très bien qu’elle ne le reverra plus. C’est plus une danse honorifique qu’autre chose.² Je vais aller communier avec eux, tel est mon devoir de patriarche. C’est oiseau qui ne volera plus a fait son devoir, certainement dans notre sauvetage de ce matin même. Les hommes envers nous en font-ils autant ? Certains oui, mais aller jusqu’à donner leur vie pour nous…

Non, si une vie vaut bien une vie, peu de valeur a celle d’un représentant de la faune, qui de plus n’appartient pas à une race en voie d’extinction.

L’homme, s’il se dit tout en haut de l’échelle du règne animal est bien celui qui est en train de détruire par son avidité et sa cupidité cette unique et merveilleuse planète qu’est la Terre. Puis si cette sordide tâche prend trop de temps, il a bien quelques bombes nucléaires en réserve. 

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Alain Salvador

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Je suis né en 1956, et ai toujours eu le goût pour l’écriture.
Cependant je n’ai fait aucunes études , ni de lettres ou autre chose de bien gratifiant.
Je n’ai qu’un CAP de mécanique en poche et ma vie passée en usine , ma famille avec mes trois enfants, font que depuis ma retraite, j’ai repris du temps pour me consacrer aux mots.
On pourrait dire de moi que je suis plutôt un autodidacte.
Les quelques personnes à qui je fais lire mes textes me disent que j’ai une facilité d’écriture.
A ceux-là je leur réponds: ”ce n’est pas toujours aussi facile qu’il y paraît… ” Et pour l’orthographe, et bien je révise les règles…Il n’est jamais trop tard si l’on veut entreprendre quelque chose dans sa vie.

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2 Commentaires
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Plume de Poète
Administrateur
1 novembre 2022 18 h 56 min

Superbe et tellement vrai !
Merci vraiment pour ce bon moment de lecture…