Du lointain, l’amour est si proche – David Frenkel

C’était une chaude fin d’après-midi du mois de juin, je rentrais de mon travail. J’étais épuisé comme pouvait l’être en fin de journée un homme de cinquante-sept ans qui faisait depuis belle lurette la même besogne ennuyeuse, à savoir  microfilmer les documents destinés à être archivés au sein d’une grande maison d’édition. Cela me coûtait toujours de m’engouffrer dans un de ces bus parisiens où les voyageurs, debout, serrés comme des sardines, dégageant des relents de sueurs, étaient brimbalés au rythme des cahots, tant la conduite des chauffeurs était brusque. Mais heureusement, depuis le début de la belle saison, je retrouvais régulièrement la même femme qui me transportait durant une dizaine de minutes dans un autre monde. Elle montait deux stations après moi et descendait trois stations avant la mienne. Femme d’une quarantaine d’année, de grandeur moyenne, elle dissimulait, quand il faisait chaud, sa taille et ses jambes sous des robes amples qui lui descendaient jusqu’aux chevilles. Cependant, sa forte poitrine se dévoilait dans l’échancrure des corsages à longues manches qu’elle portait alors. Ayant repéré qu’elle avait toujours pour habitude de monter à la porte du milieu, je m’arrangeais bien souvent pour m’y poster. Ce jour là, en montant dans un bus qui n’était pas aussi bondé que d’habitude, car bien du monde s’était entassé dans celui qui le précédait et qui avait du retard, je pouvais sans peine me mettre à ses côtés. J’étais tellement enivré par son doux parfum que j’oubliais de me tenir aux poignées. Elle aussi, absorbée à fouiller dans son sac à main, fit preuve de la même imprudence. Quand le véhicule brusquement démarra, elle tomba de face sur moi. Heureusement qu’un voyageur bien agrippé aux poignées, et faisant rempart de son corps. évita que je chute. J’en pris guère conscience, car, sentant la pointe de ses seins sur ma poitrine et sa bouche effleurant la mienne, je goûtais à la volupté féminine. Elle se redressa très vite et balbutia, le visage cramoisi de gêne :

«  Oh, excusez-moi, je ne me suis pas tenue aux poignées, j’étais dans la lune.

Ce n’est rien, lui dis-je timidement. »

Après un temps d’hésitation, employé à réfléchir comment poursuivre la conversation avec celle à travers laquelle j’avais entrevu durant un court instant le troisième ciel, l’idée me vint de lui dire  :

«  Si je n’avais pas été près de vous, vous auriez pu vous faire mal.

En effet, dit-elle, mais celui qui vous a retenu pourrait vous dire la même chose.

C’est exact, ce qui montre bien que nous sommes tributaires les uns des autres dans bien des circonstances.

Surtout quand il s’agit d’amour, me dit-elle, en ajoutant : je dois descendre ici, si vous le désirez, on pourrait poursuivre la conversation demain. Écoutez, le matin je prends toujours le bus qui passe ici à 7h47, pourriez-vous vous arranger demain pour être dans ce bus ?

Oui, certainement, répondis-je avec entrain.

Mais pour être sûr de nous trouver, tant les bus sont archi-pleins, descendez à l’arrêt d’avant, je vous attendrai là. Tant pis si j’arriverai avec un peu de retard au travail. Moi, c’est Monique.

Et moi, Hugues. »

Ce soir là, l’espérance filtrait à travers l’éclipse de l’amour. L’ombre de la femme que j’avais aimée autrefois s’illuminait de rêveries sentimentales.

J’avais vingt-cinq ans lorsque je perdis la femme dont j’étais éperdument amoureux. Elle s’appelait Mélanie. Je l’avais rencontrée à l’Office pour l’Emploi. Elle y travaillait et était chargée de mon dossier. Fraîchement diplômé en tant qu’ingénieur informaticien spécialisé en télécommunications, je n’avais pas trouvé du travail. A l’époque le marché de l’emploi dans cette branche était bien saturé. Mélanie m’avait tout de suite accroché. Maigrichonne, un nez légèrement crochu, une bouche à la lèvre inférieure plus large que la supérieure, un front rectangulaire aux deux petites bosses mises désavantageusement en évidence par des cheveux châtain clair coiffés en arrière, la rendaient pourtant presque laide. Cependant, l’intelligence et la sensibilité que dégageait sa forte personnalité valaient de loin la beauté de la plastique et l’harmonie des traits qui font généralement la gloire de la femme. J’avais aussi été séduit par la pertinence de ses propos. Elle m’avait dit, alors que je me lamentais sur mon sort : « Il conviendrait de garder à l’esprit que le malheur est proche et lointain à la fois. Cela nous permettrait, quand il frappe à notre porte, de  l’accueillir sans surprise et avec stupeur en même temps. En d’autres termes, c’est en l’attendant  que l’on sera prêt à lui manifester ce profond étonnement qui engendrerait cette révolte permettant d’en venir à bout. Allez, Hugues, prenez ce travail que je vous propose même s’il vous semble ennuyeux et dévalorisant, car il pourrait être votre porte-bonheur. » Aussi, ne voulant pas la décevoir, j’acceptai une tâche qui était peu gratifiante au vu de ma formation. Une maison d’édition était à la recherche d’une personne chargée de microfilmer des documents sur microfilm en vue de leur archivage. J’acceptai car je ne voulais pas la décevoir. J’avais l’impression que Mélanie devait me trouver à son goût, car elle m’avait glissé sr un ton langoureux avant que je sois parti : « Donnez-moi de vos nouvelles !» Durant les jours qui suivirent, sa dernière phrase tournait en boucle dans mon esprit. Au septième après-midi, n’en pouvant plus de ne pouvoir lâcher la reine de mes pensées, je décidai de l’appeler à son bureau. Elle me répondit d’une voix soulagée « Ah, c’est vous ! », et après les questions et les réponses d’usage, je lui proposai d’aller discuter le bout de gras autour d’une bonne table, ce qu’elle accepta avec un empressement marqué. Le lendemain, nous dégustions non seulement de savoureux mets, mais aussi cette délicieuse convivialité qui s’installait entre nous. « J’ai été tout de suite attirée par votre côté gauche, je vous trouvais si mignon avec cet air désemparé que vous avez pris quand je vous ai proposé un travail vous ne retrouverez pas votre langage composé de chiffres et de lettres », me lança-elle entre la poire et le fromage. Alors, pour asseoir la connivence de sentiments, nous nous revîmes à intervalles de plus en plus réguliers, et finîmes par emménager ensemble. Ainsi, l’ennui d’un travail répétitif se dissipait par la grâce d’un soleil d’amour éclairant notre vivre-ensemble. Hélas, un destin chargé de nuages obscurcissait une perspective empreinte de bonheur. La cruelle fatalité emporta Mélanie après treize mois de vie commune. Le comble de ma souffrance, c’était de ne pas l’avoir vue mourir. Une rupture d’anévrisme nécessita d’urgence son hospitalisation, et elle décéda en salle d’opération. Seul le travail, en mémoire de ma bien-aimée qui me l’avait pourvu, me permettait de survivre au choc.

L’excitation de ma future rencontre avec Monique me tenait éveillé. Je scrutais sans cesse mon réveille-matin aux aiguilles fluorescentes ; j’avais hâte d’entendre sonner sept heures. D’habitude, je maugréais contre cette sonnerie qui vibrait désagréablement contre mes tympans ; elle annonçait le pensum du réveil matinal. Mais aujourd’hui, elle vibrait merveilleusement dans un cœur passionné. Je me levai d’un bond, fit ma toilette et me parfumai, chose que je n’avais plus faite depuis le décès de Mélanie. J’avais l’estomac tellement noué d’espoir que je ne pouvais rien avaler. Aussi traînai-je les guêtres dans l’appartement, et écoutai une musique lénifiante jusqu’à l’heure où je devais partir pour prendre le bus. En fermant la porte du logis, je me dis « Dieu sait dans quel état serai-je ce soir lorsque je rentrerai. Viendra-t-elle avec moi ? M’invitera-t-elle chez elle ?

C’est avec un cœur battant la chamade que je descendis à l’arrêt où Monique m’avais dit de descendre, il était comme d’habitude plein de monde. Je descendis et la cherchai de mes yeux parmi une foule compacte. Finalement, je l’aperçus, la mine chercheuse. Quand elle me vit à son tour, elle cilla. Fut-ce sous le coup de l’émotion ? Je l’espérai vivement.

«  Bonjour Hughes, fut-elle la première à dire.

Bonjour Monique.

Cela ne vous barbe-t-il pas de prendre chaque jour le même bus à huit heures quatorze pour vous rendre au même travail ? Me demanda-t-elle un peu timidement.

Bien sûr que oui, mais que puis-je faire ?

Écoutez, me dit-elle avec un air soudainement devenu espiègle, si on n’allait pas au boulot aujourd’hui ? Et si on se portait malade ? »

Je restai bouche bée, je ne m’attendais pas à cela. Le frémissement des lèvres de Monique, suspendues à ma réponse m’émurent, si bien que je m’entendis lui dire : « Mais oui, allez, téléphonons à nos employeurs. » Nous trouvâmes une cabine téléphonique, bien à l’abri du bruit, et nous nous y engouffrâmes tour à tour pour faire part à qui de droit de notre soi-disant indisposition.

«  Que faites-vous comme métier, demandai-je à Monique, une fois ces formalités accomplies.

Vendeuse aux “Galeries Lamentables”, rayon ennui ! »

Nous éclatâmes d’un rire complice. Alors que nous commencions à nous diriger sans but précis à travers la ville, je l’interrogeai :

« Vous êtes vraiment vendeuse ?

Oui, dans une boutique de prêt-à-porter pour hommes.

Alors, je comprends que vous ayez de l’expérience avec eux, surtout quand il s’agit d’amour, comme vous me l’avez dit hier.

– C’est vrai, j’ai fréquenté une dizaine d’hommes ; je dépendais de leurs sentiments. Hélas, les leurs, contrairement aux miens, se sont évanouis. »

J’étais soulagé, c’était du passé. Nous arrivâmes dans un parc, et nous nous assîmes machinalement sur un banc de pierre qui faisait face à un rosier en fleurs. J’attendis qu’elle me parlât de ses aventures, mais elle évoqua sa prime jeunesse. En l’écoutant, je me rendais compte que nos deux enfances avaient été tristes. Issus de la classe moyenne, nos parents s’étaient comportés comme la grande majorité des familles de ce milieu. Travaillant pour se payer des vacances, s’affalant en fin de journée dans leur fauteuil devant les écrans cathodiques, courant au restaurant et au divertissement à la moindre occasion, nos parents n’avaient guère eu le temps de s’occuper du confort moral de leurs enfants. Elle me raconta encore qu’après des études peu brillantes, elle avait suivi une formation de vendeuse. Âgée de quarante-deux ans, elle travaillait depuis l’âge de vingt ans dans la même boutique, située dans le quartier latin.

«  Je m’ennuie à mourir à mon travail, mais que voulez-vous, en cette période de crise, je ne trouverai pas d’embauche ailleurs. conclut-elle son récit.

– Alors nous sommes deux, lui rétorquai-je. »

Je lui relatai à mon tour ma vie depuis mon jeune âge jusqu’à l’obtention d’un emploi assommant. Bien qu’elle ne m’ait pas parlé de ses amourettes, je lui contai en long et en large ma liaison avec Mélanie. J’espérais, naïvement, il est vrai, que mes épanchements tissât un lien intime avec celle que je désirais conquérir. Elle murmura comme si elle parlait à elle-même :« Votre cœur est toujours avec elle. » Puis, d’une voix ne semblant pas lui appartenir, elle sembla enfouir sa déception sous un mensonge dont je ne fus pas dupe et qui sous-entendait l’adieu : « Bon, je vais y aller, je vais rentrer me reposer. Enchantée d’avoir fait votre connaissance. Qui sait, peut-être que nous nous croiserons encore. Ah, sachez que dés que je serai remise sur pied – ne sommes-nous pas malades, me dit-elle en me faisant un clin d’œil – je me rendrai au travail à bicyclette, un peu d’exercice physique ne peut que faire du bien. » Je la rattrapai alors par la taille et lui susurra à l’oreille : « Ô Monique, si le malheur peut être proche et lointain à la fois, le bonheur aussi. Du lointain, mon amour pour Mélanie est si proche de toi. » Alors, elle s’avança vers moi et m’enlaça.

La phrase de Mélanie «  Hugues, prenez ce travail que je vous propose même s’il vous semble ennuyeux et dévalorisant, car il pourrait être votre porte-bonheur. », se prophétisa en cet instant.

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Je me suis un jour juré de faire cohabiter sur une feuille blanche le verbe et son sujet. Le sujet se rebiffe souvent lorsque le verbe brasse du vent. Vers l’âge de cinquante-six ans, ma plume trépigna d’impatience, elle désirait voir si les deux, après entente et plus, enfanteraient en direct et en toutes circonstances un complément. Je la pris par la main et la promenai le long de mes pages, et en rebroussant souvent chemin. Le front en sueur, elle aperçut après des heures de marche le nouveau-né, la prose d’un écrivain que la vie avait malmené.

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1 Commentaire
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Marie-Thérèse Vinoy
Membre
18 juin 2023 17 h 53 min

Eh oui, le hasard des rencontres fait parfois bien les choses. N’abusez tout de même pas des arrêts maladie !