Charles Aznavourian est né, deux ans après sa sœur Aïda, le 22 mai 1924 rue d’Assas à Paris à l’hôpital Tarnier (aujourd’hui rattaché à Cochin) d’un père et d’une mère arméniens qui ont fui les massacreurs turcs. La famille vit rue Champollion à l’étroit dans un quartier qui n’a rien à voir avec le Quartier Latin d’aujourd’hui. C’est un quartier assez misérable, assez mal famé, avec les Maisons closes de la rue de la Huchette, de la rue de la Harpe, les bouges de la rue Galande, les clodos de la place Maubert (la Maube), les brasseries à femmes de la rue Jean-de-Beauvais, les bals-musettes. Un quartier qui a été décrit par Carco dans ses Souvenirs. Mais Charles se préoccupe peu de cela. Son grand-père a ouvert un restaurant où travaille son père, Mischa, tandis que sa mère travaille, en chambre, pour des maisons de couture. Quand, enfin, son père ouvre son propre restaurant rue de la Huchette, la situation des Aznavourian s’améliore. Après l’école, Charles écoute avec passion les musiciens tziganes qui chantent au restaurant « Les deux guitares » qu’il adaptera plus tard :
« Deux Tziganes sans répit
Grattent leurs guitares
Ranimant du fond des nuits
Toute ma mémoire. »
Il ne rêve que de théâtre, que de monter sur les planches. Aussi, lorsque son père installé maintenant rue du Cardinal-Lemoine l’inscrit, avec sa sœur, à l’École du spectacle voisine, il est le plus heureux des enfants du quartier. Il va, désormais, dès sa onzième année, apparaître dans des petits rôles pour enfants sur diverses scènes. Mais, c’est en 1936 qu’il figure, ayant raccourci son nom, dans son premier film : La Guerre des gosses d’après Pergaud adapté par Jacques Daroy. Il compose aussi et se présente à des radio-crochets. Mais la guerre éclate, période sombre pour lui, sa sœur et ses parents. (Son père va aider le groupe Manouchian, celui de « l’Affiche rouge. ») Il doit, pour vivre, dénicher des petits boulots. Pourtant, au « Club de la Chanson », rue de Ponthieu, il rencontre Pierre Roche avec lequel il décide de former un duo nommé « Roche et Aznavour ». Roche compose, il écrit les paroles. C’est le temps du « Feutre taupé », de « Poker », etc. Mais, à cette époque Charles a déjà aussi écrit « Sa jeunesse » :
« Lorsque l’on tient entre ses mains
Cette richesse
Avoir vingt ans : des lendemains
Pleins de promesses… »
Le duo se produit dans de nombreux cabarets et, notamment à L’Heure Bleue, rue Pigalle, au Jockey boulevard du Montparnasse, à La Villa d’Este près de l’Étoile, etc.
En 1945, Charles Aznavour épouse Micheline Rugel Fromentin, dont il aura une fille Patricia dite Seda (1947) et dont il divorcera en 1950. Il se remariera en 1956 avec Évelyne Plessis avec dont il divorcera également en 1958 avant de trouver le véritable amour avec Ulla Thorsel qu’il rencontre en 1964 et épouse en 1968 ; ils auront trois enfants. Entre-temps, il est devenu un grand artiste. En 1946, il a rencontré Piaf dont il devient l’ami (mais pas l’amant) : Piaf n’est pas toujours facile, mais elle impose d’abord le duo – qui se sépare en 1949 alors que Pierre Roche épouse Josette France, dite « Aglaé » – dans le monde de la chanson, puis soutient Charles. Grâce à elle, il rencontre Bécaud avec lequel il fera de belles chansons, dont « Viens », « Je t’attends », etc. Il écrit des chansons pour Eddie Constantine (« Et bailler, et dormir »), pour Piaf (« Plus bleu que le bleu de tes yeux », « Jezebel »), pour Juliette Gréco (« Je hais les dimanches »), pour Les Compagnons de la Chanson (« Sur ma vie », « Que c’est triste Venise »), pour Renée Lebas (« Sarah » que chante aussi Aïda Aznavour) et bien d’autres. Il chante toujours, mais seul, et au mois de mars 1956, il « tient l’affiche » à L’Alhambra, rue de Malte, un music-hall qui sera démoli en 1967. Il s’y fait une place dans le métier avec des chansons telles que « Sur ma vie », « On ne sait jamais, « Au creux de mon épaule » :
« Si je t’ai blessée
Si j’ai noirci ton passé
Viens pleurer aux creux de mon épaule. »
Il a beaucoup d’amis (Jacqueline François, Annie Cordy, Patachou, Trenet, etc.) et, désormais, un vrai public.
Par ailleurs, le cinéma le demande où il fera une solide carrière. Une soixantaine de films, parmi lesquels se distinguent La Tête contre les murs (Franju, 1959), Tirez sur le pianiste (Truffaut, 1960), Le Passage du Rhin (Cayatte, 1960), Un taxi pour Tobrouk (Denys de la Patellière, 1961), Paris au mois d’août et La Métamorphose des cloportes (Granier-Deferre, 1965), Le Tambour (Schlöndorff, 1979), La Montagne magique (Geissendörfer, 1982), Les Fantômes du chapelier (Chabrol, 1982), Ararat (Egoyan, 2002). Quel que soit le film, Aznavour est un excellent comédien. Pour la télévision, il sera un père Goriot (Verhaeghe, 2004) bouleversant et l’avare Grandet. Quant à la chanson, il va, dès 1956, enchaîner les titres phares : « Ay, mourir pour toi » (1957), « Tu t’laisses aller », « Rendez-vous à Brasília » (1959), « Je me voyais déjà » (1960), « Il faut savoir » (1961), « Esperanza », « Les comédiens », « Trousse-Chemise » (1962), « Les deux pigeons », « Qui » (1963) :
« Nous vivons à vingt ans d’écart
Notre amour est démesuré
Et j’ai le cœur au désespoir
Pour ces années »
« Le temps » (1964), « La bohème » (1965 : paroles de Jacques Plante, musique d’Aznavour), « La mamma » (1966), « Emmenez-moi » (1967), « Non, je n’ai rien oublié » (1971), « Les plaisirs démodés » (1972), « Comme ils disent » (1973), « Nous irons à Vérone » (1974), « Et moi dans mon coin », etc.
La plupart du temps, c’est Charles Aznavour qui écrit les paroles de ses chansons, mais il y a des exceptions (par exemple : le texte de « Nous irons à Venise » est écrit par Françoise Dorin et la musique par Eddie Barclay) ; parfois, il ne compose que la musique. Il travaille avec beaucoup de compositeurs : Bécaud, Vidalin, entre autres, et surtout Georges Garvarentz qui a épousé sa sœur en 1965. Les thèmes de ses chansons sont des thèmes éternels (l’amour qui vient, qui s’en va, qui revient, le temps qui détruit tout, l’appel du large, de l’aventure, la quête d’un ailleurs : l’imagination du déplacement) qu’il nuance avec beaucoup de talent et de sensibilité. Il dira : « La poésie de Brassens est chaussée d’escarpins (…). La mienne est une va-nu-pieds. » Peut-être, mais « une va-nu-pieds » qui sait où elle va, qui sait trouver, avec une précision étonnante, les images et les mots qui conviennent à la musique et à la voix qu’elle sert. Tout se passe comme si Aznavour pensait par images. Il suffit d’en choisir quelques-unes (« Avec tout peignoir mal fermé et tes bigoudis, quelle allure ! », « calembours mouillés d’acides », « Paris gazogène (…), Paris Londres parachuté », « Les parois de ma vie sont lisses », « La mer était grise, tu l’étais un peu », « Il prendra ta couche, et m’enterrera pour la seconde fois », « Je me pends au cou de mon rêve ») pour comprendre son style percutant, coloré.
Charles les Aznavour a réussi, grâce à son talent et son travail acharné, à échapper au destin du chanteur raté de « Je me voyais déjà ». Il est devenu un artiste honoré, apprécié par tous, un des rares Français qui ait épaté l’Amérique. Mais il est resté simple, sans fausse modestie, chaleureux ; et, depuis 1988, il n’a cessé d’apporter son soutien à son Arménie d’origine. Même si son œuvre contient ce fond de tristesse qu’on retrouve dans la chanson russo-tzigane, il a aimé la vie. Il a assumé toute sa vie (de ses ennuis fiscaux, il fera une chanson : « Mes emmerdes »)… Il fut, selon Jeanne Moreau, « une goutte de mercure éternellement frémissante ».